CHAPITRE VINGT-TROIS

Parmi toutes les planètes qu'elle avait vues, Méduse offrait encore le plus triste spectacle, songeait Honor, plongée dans ses réflexions devant l'affichage visuel principal, mais il semblait que les apparences puissent être trompeuses; elle se rappela un texte qu'elle avait lu autrefois, une ancienne malédiction de la Vieille Verre sur le fait de vivre « une époque intéressante ». Elle en comprenait bien mieux le sens aujourd'hui.

Elle réprima un soupir, se dirigea vers son fauteuil et s'y assit sans reprendre officiellement le quart à McKeon, l'esprit occupé.

Deux jours s'étaient écoulés depuis la visite de Hauptman; deux jours entiers sans nouvelle catastrophe, et l'attente de la tuile suffisait presque à lui donner la chair de poule. Il y avait tout de même eu des suites « intéressantes », parmi lesquelles la description au vitriol que dame Estelle avait donnée de son entrevue avec le courrier de la comtesse Marisa. Jamais Honor n'aurait imaginé le commissaire résident aux manières si courtoises et composées capable de se mettre dans une rage aussi violente; dame Estelle avait l'air prête à mordre le mobilier, et

Honor, à mesure qu'elle l'avait écoutée, en avait de mieux en mieux compris la raison.

Apparemment, la comtesse de la Nouvelle-Key réagissait aux pressions de la communauté financière et, semblait-il, surtout à celles du cartel Hauptman; d'après les remarques de dame Estelle, Honor commençait à soupçonner les grands cartels marchands de Manticore d'avoir davantage contribué au financement du Parti libéral qu'elle ne l'avait cru. L'idée d'une alliance entre les avocats parlementaires des dépenses sociales accrues et les capitaines d'industrie paraissait un peu curieuse à Honor, mais quelque chose leur donnait certainement une énorme influence sur l'opposition, car la comtesse Marisa avait décidé de serrer la vis à dame Estelle pour les apaiser.

Honor avait été sidérée d'apprendre qu'on avait ordonné en termes clairs à la comtesse de ne pas s'occuper des activités de la Flotte au poste de Basilic. Ça avait dû être un rude coup pour elle, songea Honor avec un plaisir dissimulé, tout en se sentant renforcée dans sa conviction que quelqu'un de haut placé approuvait son attitude. C'était aussi, se dit-elle, la première fois depuis l'annexion de Basilic qu'on signifiait — assez brutalement, si elle avait bien compris — au ministre des Affaires médusiennes que son champ d'intervention s'arrêtait à l'atmosphère de la planète. C'était une façon d'affirmer l'autorité et la responsabilité de la Flotte, bien que, étant donné la qualité des officiers et des bâtiments qu'on assignait au poste de Basilic, Honor doutât que cette affirmation eût beaucoup d'effet à long terme.

Mais, pour l'instant, elle en avait, et cela ne plaisait pas du tout à la comtesse Marisa, d'autant qu'apparemment son influence dans son propre domaine planétaire en avait pris un coup.

Honor n'avait pas réussi à déchiffrer clairement le sens de la lueur qui s'était allumée dans l'œil du commissaire une fois qu'elle eut fini de tempêter et commencé de spéculer sur la situation politique à Manticore, mais, naturellement, Honor n'était guère informée des manigances au sein du Parlement; elle préférait de loin la Flotte, où la chaîne de commandement était en général limpide, en dépit des batailles que se livraient les factions et les groupements d'influence. En revanche, dame

Estelle semblait connaître par cœur les règles de ce jeu sophistiqué, et elle paraissait convaincue qu'il se tramait un complot profond, complexe et de vastes proportions... et qui n'annonçait rien de bon pour la comtesse Marisa.

Honor parvenait à suivre une partie de son raisonnement car, comme dame Estelle l'avait souligné, la comtesse, membre des plus hautes sphères de l'opposition, ne devait qu'à la coutume le poste qu'elle occupait : le ministère des Affaires médusiennes revenait traditionnellement au Parti libéral, dans une sorte de geste de compensation, vestige de la tortueuse bataille parlementaire qui avait eu lieu lors de l'annexion. Cependant, elle ne pouvait s'écarter de la ligne gouvernementale que dans certaines limites et elle les avait apparemment franchies, car son messager s'était présenté chez dame Estelle avec des « suggestions » et non des directives.

Le commissaire n'en avait tenu aucun compte et, autant qu'Honor pût les décrypter, elles semblaient se résumer à des variations autour d'un même thème : dame Estelle ne devait pas oublier le poids commercial des grandes maisons marchandes dans le Royaume, elle devait s'efforcer d'adopter un ton le plus conciliant » lorsqu'elle traitait avec elles, et « intervenir afin de couver le juste milieu » entre ,c( l'application excessivement rigoureuse par la Flotte » des règlements et « l'inquiétude légitime des cartels devant une modification soudaine et brutale de la façon de faire respecter ces mêmes règlements ». Surtout; elle devait ne pas oublier la nature transitoire de nos fonctions de surveillance sur Méduse » et éviter tout geste qui risquerait d'éveiller la colère des indigènes ou de ceux qui négocieraient un jour avec eux en égaux. Et, naturellement, elle devait e s'efforcer de modérer » la manière peut-être un peu trop zélée avec laquelle le commandant actuel du semblait user de son autorité sur le reste du système planétaire.

Aux oreilles d'Honor, le message avait sonné comme le plus bel exemple de tentative de contrainte enrobée de formules patelines à double sens qu'elle eût jamais entendu; de plus, il était très mal tombé : dame Estelle était dans son bureau depuis dix minutes à peine, retour d'une visite à l'hôpital de l'enceinte gouvernementale où les plus grièvement touchés des soldats de l'API venaient de mourir, quand le courrier de la comtesse Marisa s'était présenté.

Sans mâcher ses mots, elle avait dit au malheureux ce qu'elle pensait de son message puis l'avait chargé de transmettre ses déclarations à son envoyeur, avec un rapport détaillé sur la nature et la gravité des atteintes nouvellement découvertes aux lois du protectorat médusien de Sa Majesté. Ce rapport, avait-elle dit à Honor avec un plaisir sinistre, se concluait sur une observation de sa part : la mise au jour de ces infractions n'avait été rendue possible que grâce aux « efforts dévoués, professionnels, constants et remarquablement efficaces, tant par eux-mêmes qu'en association avec l'API » (c'était une citation textuelle) du capitaine Honor Harrington et de l'équipage du HMS Intrépide. Étant donné les circonstances, avait ajouté dame Estelle, elle n'avait aucune intention d'essayer de modérer les façons d'agir du capitaine Harrington et elle s'efforcerait tout au contraire de les appuyer et de les encourager par tous les moyens. Et, si le gouvernement de Sa Majesté désapprouvait son attitude, elle lui ferait naturellement parvenir sa démission.

Que son offre de démission n'ait pas été relevée semblait, aux yeux de dame Estelle, conforter sa conclusion que la comtesse avait des ennuis sur Manticore. Honor n'en était pas aussi convaincue mais, en rapprochant cette hypothèse du soutien inattendu qu'elle avait reçu de ses supérieurs, elle devait admettre que le commissaire n'avait peut-être pas tort.

Le hic, évidemment, c'était que ce soutien risquait de s'évanouir si dame Estelle et elle-même n'arrivaient pas à aller jusqu'au bout de l'enquête et à mettre la main sur les criminels responsables de l'introduction du labo (et, presque à coup sûr, des nouvelles armes aussi), ou bien à prouver qu'il avait été mis un terme définitif à leurs activités. Et la triste vérité, c'est qu'elles n'étaient arrivées à rien depuis que Hauptman et le courrier étaient repartis pour Manticore en empruntant le terminus de Basilic.

Honor inclina son fauteuil en arrière, croisa les jambes et posa le menton sur ses doigts joints, tandis que Nimitz dormait sur son dossier, puis s'efforça d'imaginer ce qu'elle aurait pu faire de plus. Ou ce qu'elle pourrait encore faire.

La piste de la dérivation du collecteur d'énergie ne menait nulle part, elle en était presque certaine. Certes, l'appareillage avait sans doute été mis en place dès la fabrication du collecteur dans les usines Hauptman, mais, en dépit de la farouche contre-attaque de McKeon sur le magnat et des enquêtes qui avaient sûrement lieu sur Manticore, on ne pourrait probablement lamais prouver comment. Si c'était un membre haut placé du (artel qui l'avait ordonné, les traces écrites possibles avaient dû être détruites depuis belle lurette, et si quelqu'un avait installé l’appareil subrepticement, pendant le montage des composants ) rubriques du collecteur à Basilic, il pouvait s'agir d'une ou deux personnes parmi les équipes qui avaient participé au projet dans les deux cas, les chances de découvrir l'auteur étaient faibles.

Mais dame Estelle avait raison sur un point : le fait de se brancher sur le propre collecteur du gouvernement traduisait une assurance et une présomption qui contrastaient très curieusement avec le soin méticuleux qu'on avait pris pour dissimuler le labo lui-même. Il n'était pas indispensable de se brancher sur ce collecteur en particulier; même si ces gens n'avaient pas voulu employer leur propre collecteur, une usine géothermique, même une simple génératrice hydraulique installée sur les veines volcaniques à deux kilomètres du labo auraient fourni toute l'énergie nécessaire, qu'on aurait pu convoyer par des fils, sans les risques que représentent des récepteurs et des relais à faisceau. D'un côté, ils mettaient un soin obsessionnel à cacher l'existence de leur labo, mais de l'autre ils prenaient des risques parfaitement inutiles, comme s'ils voulaient afficher leur culot en volant l'énergie de leurs ennemis.

Et, songea Honor, lugubre, il se pourrait même qu'il y ait un troisième larron, étant donné la façon dont le labo avait été anéanti; c'était un geste d'une stupidité sans borne de la part d'une organisation illégale : l'API n'aurait désormais de cesse qu'elle n'ait trouvé les coupables. On aurait presque dit une provocation délibérée conçue par un esprit malveillant pour déclencher la réaction la plus violente possible chez les autorités.

Le problème, c'est que rien de tout ça n'était logique. Non seulement ces salopards semblaient orienter leur opération dans une dizaine de directions à la fois, mais l'échelle même de cette opération était grotesque. Dame Estelle avait raison : ce que ces gens cherchaient, ce n'étaient pas les profits issus de la distribution de la drogue ni même des ventes d'armes aux indigènes. Ça sentait son opération extraplanétaire camouflée, mais quel en était le but ? Armer les Médusiens et leur fournir des drogues qui attisaient la violence semblait indiquer une volonté de fomenter une insurrection indigène, mais aucun « soulèvement » des autochtones ne pouvait espérer venir à bout des forces que Manticore enverrait à Basilic pour y mettre fin. Le sang coulerait peut-être à flots, mais surtout le sang médusien, et le résultat le plus probable en serait l'installation définitive d'une présence militaire forte sur Méduse au lieu des troupes légèrement armées de l'API actuellement stationnées sur la planète.

À moins, bien sûr, que ceux qui étaient derrière l'affaire (elle faisait un effort conscient pour éviter de partir du principe qu'il s'agissait de la République de Havre) attendent une réaction tout à fait différente. On pouvait toujours imaginer qu'un bain de sang apporte de l'eau au moulin des libéraux et des progressistes et soulève un tel sentiment de révulsion au Parlement que les anti-annexionnistes obtiendraient gain de cause et obligeraient Manticore à laisser tomber la planète. Pour Honor, c'était excessivement improbable mais c'était possible. Cependant, même si ce plan fonctionnait, jamais Manticore ne renoncerait au terminus de Basilic; dans ce cas, quel profit tirerait-on — Havre, par exemple — de chasser simplement l'API de Méduse ?

Non, il se tramait autre chose, qui échappait à dame Estelle et Honor, mais certainement lié à des intérêts extraplanétaires; il ne s'agissait sûrement pas que d'une opération illégale purement manticorienne. Honor en avait la conviction, même si elle n'arrivait pas tout à fait à distinguer le maillon suivant de la chaîne, et cela signifiait...

« Commandant?

Avec un tressaillement, elle sortit de ses réflexions au son de la voix du commandant Papadapolous. Son mouvement réveilla Nimitz qui se redressa et bâilla en regardant le fusilier.

« Oui, major ? » À cet instant, elle remarqua Barney Isvarian près de la porte de la salle de briefing, et ses yeux se plissèrent. Vous avez les plans de déploiement?

  Oui, commandant. Je regrette que ça ait pris si longtemps, mais le major Isvarian... enfin, il était complètement à plat, commandant, et ensuite il a fallu chercher des cartes convenables et des chiffres sûrs quant à ce dont dispose l'API sur la planète.

  je comprends, major », dit Honor, et elle était sincère. Si le ton de Papadapolous avait indiqué le moins du monde qu'il était sur la défensive, ça aurait peut-être été faux, mais il exposait simplement des faits sans chercher à s'excuser. Elle quitta son fauteuil en s'étirant discrètement puis s'adressa à l'officier.

« Monsieur McKeon ?

—Oui, pacha ? » Le second quitta ses affichages des yeux et Honor vit une ou deux têtes s'agiter comme si elles voulaient se tourner vers lui. Le terme « pacha » ne paraissait plus incongru dans sa bouche, mais il n'était pas tout à fait naturel non plus. Pas encore.

« Je vous serais reconnaissante de nous accompagner, le major Papadapolous, le major Isvarian et moi-même, dans la salle de briefing. J'aimerais avoir votre avis.

  Bien sûr, commandant. » Il se leva et, au lieutenant Cardones : « À vous le quart, monsieur Cardones.

  À vos ordres, monsieur. À moi le quart », répondit Cardones, et McKeon suivit d'un pas vif Honor et Papadapolous dans la salle.

Le fusilier, qui de toute façon ne semblait guère s'intéresser aux relations qu'entretenait Honor avec ses officiers navals, ne parut se rendre compte d'aucun changement entre McKeon et elle; il se dirigea vers la table et enfonça quelques puces dans l'un des terminaux, puis attendit le résultat pendant qu'Honor et le second s'asseyaient. Isvarian, qui avait bien meilleure mine qu'à leur dernière rencontre, prit aussi un siège, et Papadapobous s'éclaircit la gorge.

« Tout d'abord, commandant, capitaine McKeon, j'aimerais passer brièvement nos idées en revue avant de vous montrer l'ordre de déploiement. Ça vous convient?

  Naturellement, répondit Honor.

  Merci, commandant. Très bien : tout d'abord, il y a trois problèmes fondamentaux à prendre en compte; un, nous devons réagir à une menace dont nous ne pouvons pas établir les paramètres avec le moindre degré de certitude; deux, nos contingents sont limités, et ceux qui se trouvent actuellement hors planète – le détachement de fusiliers de l'Intrépide – ne sont pas concentrés en ce moment; trois, la solution idéale nécessite l'intégration de nos fusiliers, avec leur puissance de feu, et des troupes de l'API, avec leur connaissance du terrain, en une seule force qui opérerait selon un plan d'intervention commun.

» Après de longues discussions avec le major Isvarian, mes chefs de section et moi-même sommes parvenus à la conclusion que nous n'aurons une idée claire de la puissance de l'adversaire qu'au moment où il nous attaquera; nous n'avons strictement aucun moyen de l'évaluer pour l'instant, bien que la situation puisse changer si des moyens de renseignements sont mis en place sur Méduse. Tout ce qui pourrait nous fournir une image nette de la force de l'ennemi aurait une valeur inestimable, et le major Isvarian nous a donné l'assurance que ses hommes feraient l'impossible pour obtenir ces informations.

» Ensuite, il y a la question de la concentration de nos propres forces. L'API ne dispose que d'à peu près cinq compagnies sur le terrain, une fois constitués les détachements indispensables, et la mienne est actuellement déjà en sous-effectif. Aussi, avec votre permission, commandant, j'aimerais rappeler les fusiliers détachés aux douanes et aux équipes d'inspection; je crois que le volume du trafic spatial est tombé à un niveau qui peut nous permettre de réduire le nombre de bâtiments d'inspection et de n'y placer que des gens de la Flotte, ce qui libérerait nos fusiliers pour d'éventuels combats à terre. Dans ce cas de figure, j'aurais quatre sections complètes pour travailler et trois autres à effectif partiel.

Papadapolous s'interrompit pour regarder Honor d'un air interrogateur; à son tour, elle regarda McKeon, les sourcils levés.

« Ce doit être réalisable, commandant, dit le second après un instant de réflexion. Nous devons pouvoir nous débrouiller avec dix bâtiments d'inspection à plein équipage, vu le trafic actuel.

« Très bien! major Papadapolous, déclara Honor, je vous rends vos fusiliers.

« Merci, commandant; ça me donnera une plus grande souplesse d'action. » Le fusilier eut un bref sourire et Isvarian hocha la tête d'un air satisfait.

« Étant donné les forces dont nous disposons donc, reprit Papadapolous, j'aimerais les débarquer le plus vite possible; notre plan de déploiement est conçu pour couvrir au maximum les enclaves extraplanétaires et pour offrir, à la demande de dame Estelle et du major Isvarian, la plus grande capacité à nous porter également au secours de n'importe quelle cité-État indigène.

» Dans cette optique, j'ai l'intention de reconfigurer en mode de reconnaissance les armures de combat pour l'équivalent de deux pelotons. Comme vous n'êtes sûrement pas sans le savoir, commandant (le ton du fusilier laissait entendre qu'elle n'en savait peut-être rien mais que la diplomatie lui dictait de supposer le contraire), notre armure asservie est conçue pour donner une flexibilité tactique maximale en nous permettant de la configurer selon divers paramètres de mission. Normalement, nous opérons avec un armement assez lourd, mais cela limite notre efficacité sous deux aspects : d'abord, les armes elles-mêmes sont munies de batteries qui pourraient nous servir autrement et, ensuite, la plupart de nos armes lourdes consomment beaucoup d'énergie, ce qui taxe durement les batteries que nous pouvons emporter. Ça nous procure une grande puissance de feu, mais sur une période relativement brève.

» En mode de reconnaissance, l'armement est réduit au strict minimum en faveur de systèmes détecteurs supplémentaires, ce qui nous permet de transporter davantage de batteries, de diminuer les besoins en énergie et d'améliorer sensiblement nos capacités détectrices. Un fusilier en configuration normale d'armure a une durée opérationnelle de moins de quatre heures en conditions de combat soutenu; en configuration de reconnaissance, il dispose de plus de cinquante heures d'autonomie, il peut courir à soixante kilomètres à l'heure, même en terrain accidenté, et il y "voit" beaucoup mieux. La contrepartie, c'est que sa puissance offensive est à peine supérieure à celle d'un fusilier en tenue de combat classique. »

Il fit une pause pour observer ses auditeurs, comme s'il voulait s'assurer qu'ils le suivaient, et Honor hocha la tête.

« Parfait; j'ai donc l'intention d'employer mes deux pelotons en armure de reconnaissance comme équipes d'éclaireurs. Quand on nous signalera un incident en cours, les éclaireurs se mettront en quête d'agresseurs potentiels pour essayer de les identifier, afin que les frappes aériennes les empêchent d'approcher des enclaves, si c'est possible. Ils auront la vitesse et la capacité de détection nécessaires pour couvrir un maximum de terrain, et leurs armures devraient les protéger de toute marque d'hostilité des indigènes. D'après le major Isvarian, même un nomade ne peut échapper aux détecteurs toute gamme d'une armure de combat une fois connue la zone où il se cache, si bien que, s'ils atteignent les enclaves, je pense que nous pourrons quand même obtenir des données tactiques complètes sur eux.

» Un troisième peloton en armure sera configure pour une capacité de combat maximale et posté en position centrale par apport aux enclaves; il se déplacera en fonction des renseignements obtenus sur les mouvements de l'ennemi. Étant donné la puissance de feu de chaque fusilier, je pense pouvoir le scinder en petits groupes, voire en équipes de deux, qui traiteront tout cc qui n'est pas attaque massive, et qui représenteront ma principale force de frappe. » Il se tut un instant avec un léger fronce-litent de sourcils. « Franchement, dans un sens, je préférerais les garder en réserve, vu leur mobilité et leur puissance, mais ils :auront un rôle trop important en cas de combat pour que ce soit pratique.

» En attendant, Je compte diviser deux de mes trois autres sections et les intégrer aux troupes de l'API. Nos hommes ont de meilleures armures et des armes plus puissantes que ceux du major Isvarian, et ils sont formés aux situations de guerre, tandis que les gars de l'API sont fondamentalement des policiers. J'aimerais les fractionner par pelotons qui seraient attachés à des commandants expérimentés de section ou de compagnie de PAPI, pour leur apporter leur puissance de feu et leur flexibilité tactique; en même temps, je voudrais attacher à mon peloton en armure lourde au moins un officier de l'API qui connaisse bien le terrain; si c'est possible, il m'en faudrait plusieurs, au cas où je devrais scinder le peloton, car, pour tirer le meilleur parti de nos hommes, ils doivent savoir où ils vont exactement et à quoi ressemble le terrain.

» Soutenue par nos fusiliers, l'API fournira les principales troupes de surveillance de périmètre; leur mission sera de couvrir les enclaves et de bloquer tout agresseur en attendant que le peloton en armure de combat de la zone ou même des éclaireurs du secteur puissent se charger de la riposte. Ils auront pour instruction de ne pas s'exposer inutilement, étant donné leur protection moindre, mais ils devraient pouvoir se débrouiller en cas de coup dur.

» Mon quatrième groupe, le dernier, et la section armes lourdes formeront notre réserve centrale. La section armes lourdes sera de garde pour tout le contingent, et le major Isvarian assure pouvoir fournir une quantité suffisante d'antigravs pour nous donner une bonne mobilité. J'espère ne devoir détacher la section, voire de petites équipes armées, qu'à titre temporaire et pouvoir la remettre en réserve le plus vite possible, mais il faudra improviser lorsque ça commencera à s'agiter. La quatrième section, en revanche, restera en l'état et sera maintenue sur place le plus longtemps possible pour contrer toute tentative de pénétration. Là encore, d'après le major Isvarian, l'API est en mesure de nous procurer des moyens de transport pour atteindre les points chauds et ramener très vite les fusiliers une fois les problèmes réglés.

Il s'interrompit une nouvelle fois, les yeux mi-clos comme s'il passait en revue ce qu'il venait d'exposer, puis il hocha la tête.

« Dans le meilleur des cas, commandant, nos troupes seront nés clairsemées; d'un autre côté, nos communications devraient être infiniment supérieures à celles de l'ennemi, de même que nos capacités de détection et notre puissance de feu. Le major Isvarian et moi avons pris en compte l'efficacité connue des nouveaux fusils des indigènes et nous croyons nos gens capables de régler rapidement son compte à n'importe quel groupe d'ennemis, même largement supérieur en nombre: Ce que nous redoutons le plus, ce sont plusieurs petites incursions simultanées qui disperseraient nos forces et permettraient à quelques éléments de passer à travers le filet. Ce risque est particulièrement à craindre dans les zones relativement construites du delta; le champ de vision y sera beaucoup plus limité qu'en terrain découvert, ainsi que les distances d'engagement et les lignes de tir. C'est pourquoi il nous faut absolument des éclaireurs, et c'est ce qui motive aussi la dissémination de nos troupes : il s'agit de nous donner le délai de réaction le plus bref possible (levant n'importe quelle menace.

  Je comprends, major », fit Honor, impressionnée par la différence entre ce qu'elle venait d'entendre et la désinvolture avec laquelle Papadapolous avait abordé la question à l'origine.

  Dans ce cas, commandant, dit le fusilier en tapant des commandes sur le clavier du terminal, je vais vous montrer la grille de déploiement que le major Isvarian et moi-même avons mise au point. » Un holo à très grande échelle des enclaves et de ln région du delta qui les entourait apparut au-dessus de la table. Comme vous le voyez, commandant, nous placerons notre premier groupe d’éclaireurs ici, le long du canal affluent de la Sable, puis un au e ici et encore un là. Après ça...

Honor se radossa et regarda fleurir les codes lumineux dans l'hologramme à mesure que Papadapolous, avec la participation occasionnelle d'Isvarian, détaillait leur plan. Elle était officier de la Flotte, pas du Corps des fusiliers, mais le projet lui semblait très au point; plus important, Isvarian en paraissait tout à fait satisfait; aussi se contenta-t-elle de prendre un air informé en s'efforçant de hocher la tête aux bons moments. Cependant, alors qu'elle écoutait l'exposé, une idée insidieuse lui titillait l'esprit, mais elle ne parvint à mettre le doigt dessus que lorsque Papadapolous, en ayant terminé, se tourna vers elle et attendit sa réaction, la silhouette découpée sur le fond lumineux du grand holo.

« Très impressionnant, major, dit-elle alors. Apparemment, vous avez soigneusement réfléchi à la façon de maximiser nos capacités tout en réduisant celles de l'ennemi. Me permettez-vous de vous poser quelques questions ?

  Naturellement, commandant.

—Merci. D'abord, avez-vous, le major Isvarian et vous, parlé de ce plan avec quiconque sur la planète ? »

Papadapolous jeta un coup d'œil à son compagnon, qui répondit à sa place. « Nous en avons parlé à nos deux gradés sur le terrain, à dame Estelle et à George Fremont, son adjoint. C'est tout jusqu'à maintenant, commandant.

  Je vois. Et pourriez-vous me dire combien de temps à l'avance il faudrait avertir et briefer vos troupes pour mettre ce plan à exécution, major Isvarian?

  Au moins une semaine, avec l'intégration prévue. Pour tout dire, je préférerais dix jours.

  Je vois », répéta Honor, et c'est avec la plus grande répulsion qu'elle posa la question suivante : « Et avez-vous découvert comment les utilisateurs du labo avaient appris l'imminence de votre assaut, major Isvarian ? »

Les traits de l'homme se pétrifièrent et elle comprit qu'il voyait soudain où elle voulait en venir; il fit pourtant un effort pour répondre d'un ton uni :

« Non, commandant.

  Dans ce cas, messieurs, je crains fort que nous n'ayons un problème, fit-elle à mi-voix.

  Un problème, commandant? » Papadapolous avait l'air un peu perdu et Honor se tourna vers lui, mais Isvarian leva la main.

« Puis-je, commandant ? » demanda-t-il d'une voix sourde, et Papadapolous le dévisagea par-dessus la table tandis qu'Honor acquiesçait de la tête.

« On a merdé, Nikos, soupira Isvarian. J'ai merdé, plus précisément. Nous avons un problème de sécurité sur la planète.

  Je ne comprends pas, major. » Papadapolous se tourna vers Honor. « Commandant ? Si les Médusiens savent quelque chose sur nous, en quoi cela peut-il affecter nos opérations ? l’écart technologique est trop immense pour qu'ils se rendent compte de la menace que représentent nos armes.

  Pour ce qui est des indigènes, vous avez sans doute raison, major, répondit Honor. Mais nous avons d'excellentes raisons de penser que les armes qui nous inquiètent tant leur ont été fournies par des extraplanétaires, et ces mêmes personnes semblent disposer de sources de renseignements au cœur même de l'API ou – ce qui est plus vraisemblable, selon moi – à l'intérieur de la structure civile de l'API. Quoi qu'il en soit, mettre vos troupes en place à l'avance les éclairerait aussitôt sur nos projets.

  Jusque-là, je vous suis, commandant, fit Papadapolous, le front plissé, mais je ne vois toujours pas où vous voulez en venir. S'ils étaient au courant, est-ce que ça ne les découragerait pas plutôt de tenter des actions directes ?

  L'ennui, c'est que nous ne savons pas ce qu'ils recherchent, Nikos, intervint Isvarian. Pour dame Estelle, c'est autre chose que de l'argent, et, apparemment, le commandant Harrington partage cette opinion. » Il haussa les épaules. « Si elles sont du même avis toutes les deux, je n'ai pas l'intention de discuter; mais ça veut dire que, même au courant de nos projets, ils ne se laisseront pas obligatoirement décourager – et en plus ça leur ouvrira la porte pour adapter leurs propres plans aux nôtres s'ils décident d'agir.

  Mais dans quel but? demanda Papadapolous.

  Nous n'en savons rien », coupa Honor avant qu'Isvarian ait eu le temps de répondre. Elle se mordilla un instant la lèvre en essayant de déterminer si elle devait faire part de ses inquiétudes au fusilier. Manifestement, Papadapolous se concentrait –c'était d'ailleurs son travail – sur le problème tactique qu'on lui avait soumis et, c'était aussi évident, il ignorait tout des tensions et des manœuvres en coulisses destinées empêcher l'Intrépide –et Honor – d'agir. En tout cas, il ne se rendait pas compte de l'impact qu'elles pouvaient avoir sur ses propres problèmes.

« Un des résultats possibles, c'est que nous leur fassions peur et qu'ils se terrent dans leur trou sans plus en bouger, déclara-t-elle finalement en choisissant ses mots. On peut supposer qu'ils mijotent un gros coup, car ce que nous avons vu jusqu'ici évoque une préparation de longue date. Notre objectif immédiat doit être d'empêcher les pertes en vies et de limiter les dégâts, mais une dissuasion trop efficace risque de nous handicaper dans notre objectif à long terme, qui est de mettre un terme à leurs activités, car nous ne pouvons rien faire pour contrarier leurs intentions finales tant qu'ils n'essayent pas de les réaliser au grand jour. » Elle s'apprêtait à parler des éventuelles contraintes de temps qui pesaient sur elle-même, mais elle jugea préférable de se taire.

Papadapolous la regardait avec un froncement de sourcils attentif. Il parut se rendre compte qu'elle lui cachait quelque chose, mais elle lui avait fourni amplement matière à réflexion.

« je vois », dit-il au bout d'un moment. Il se perdit dans la contemplation de l'holo puis se retourna vers Honor. « Auriez-vous des suggestions, commandant ?

  Une seule, répondit-elle, et, s'adressant à McKeon : Nous avons convenu que nous pouvions réduire les vols d'inspection; pouvons-nous les limiter encore aux seules navettes d'abordage ?

  Je n'y vois pas d'impossibilité, fit McKeon après quelques secondes de réflexion. Elles ont été fabriquées pour ça, après tout.

  Dans ce cas, je veux qu'on réaffecte les trois pinasses de l'enceinte gouvernementale à l'Intrépide, dit Honor à Isvarian. Avec elles, si nécessaire, on pourra déposer au sol tout le contingent du major Papadapolous d'un seul coup.

  Et le maintenir à bord, en attendant, sans dévoiler nos Flans de déploiement, embraya Isvarian avec un hochement de tête.

  Exactement. Major ?

  Ma foi... » Papadapolous ne semblait même pas s'être aperçu qu'il avait commencé à répondre, les yeux plissés, fixés sur ses affichages; Honor eut l'impression d'entendre les pensées circuler à toute allure dans son cerveau. Il ouvrit à nouveau la bouche, se ravisa puis hocha lentement la tête.

« ça va mettre un peu la pagaille, dit-il enfin, et, avec tout mon contingent ici, dans le vaisseau, ça va augmenter les risques que nous repérions les incidents avec du retard ou bien que nous lions emmêlions dans la coordination et que certains éléments hostiles arrivent à se faufiler dans les enclaves. C'est ce qui m'inquiète le plus, mais, de toute manière, pour intégrer mes pelotons aux formations de l'API, il faudra du temps pour les entraîner à se coordonner avec leurs unités parentes; par conséquent, nous allons perdre pas mal de flexibilité et de vitesse de réaction une fois au sol. Néanmoins, je pense que nous devrions arriver à nous débrouiller. » Il se frotta le menton sans quitter Honor du regard, puis il se tourna vers Isvarian.

« Pouvez-vous rester à bord une journée de plus, major ? Il va falloir repenser tout le plan et votre avis me serait précieux.

  J'en serai heureux, Nikos. » Isvarian se leva et vint observer l'holo à ses côtés. « Et je ne suis pas aussi certain que vous que nous allons perdre tant de flexibilité. Nous pouvons prévoir les positions de mes troupes de façon qu'elles s'adaptent à vos différents déploiements éventuels; en outre, nous pourrions nous servir des sections un et deux comme forces de réaction au niveau des brigades plutôt que tenter l'intégration unité par unité.

  Oui, c'est justement ce que je me disais, répondit Papadapolous. Et puis... » Il s'interrompit et se tourna vers Honor d'un air d'excuse. « Excusez-nous, commandant. Le major et moi allons vous laisser pour discuter technique; j'essaierai de vous fournir un plan préliminaire d'ici ce soir.

  Ce sera parfait, major », dit Honor. Elle se leva en souriant aux deux hommes. « Je répète néanmoins que vous m'avez impressionnée, messieurs, et je ne doute pas que votre nouvelle solution sera aussi astucieuse que la première. »

Elle leur sourit à nouveau et sortit de la salle de briefing après avoir fait signe à McKeon de la suivre. En se retournant, elle vit, par la porte qui se refermait, les deux officiers penchés ensemble sur l'holo, plongés dans une grave discussion.




Mission Basilic
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